Une organisation est souvent le reflet de la société dans laquelle elle a été créée. Même armée des meilleures intentions, elle échappe rarement à reproduire inconsciemment les inégalités sociales, souvent de manière plus spectaculaire à échelle internationale du fait de la dimension multiculturelle. Les projets nationaux ou locaux ne sont toutefois pas épargnés. Tout au long de l’année 2021, en tant que coordinatrice de Clowns Without Borders International, j’ai eu la chance de suivre une organisation ayant placé ce thème au coeur du débat, avec beaucoup de questionnements, de doutes, d’incompréhensions, et également de bonne volonté pour ne plus mettre le sujet sous le tapis. Voici quelques enseignements tirés de cette expérience riche en apprentissage, et qui ne fait que commencer.
Qu’entend-on par “privilège” ?
“Nous vivons tous dans la même tempête, mais nous ne sommes pas tous dans le même bateau”.
Parler de privilège consiste à reconnaître que face à différentes situations de la vie sociale, nous sommes plus ou moins favorisés par une ou plusieurs de nos conditions. Le privilège renvoie à à la notion d’injustices systémiques, qui peuvent passer complètement inaperçues lorsque l’on a la chance de faire partie des personnes que le système privilégie.
Difficile de nier aujourd’hui qu’il est plus facile de trouver un logement ou un emploi lorsque l’on est blanc que lorsque l’on est noir. Que l’on est mieux rémunéré à responsabilité égale quand on est un homme que lorsque l’on est une femme. Qu’il est plus facile de se faire un réseau lorsque l’on vient d’une catégorie socio-professionnelle plus aisée, etc.
Le privilège est un mot que l’on n’aime généralement pas utiliser pour soi, d’autant plus lorsque l’on agit au quotidien pour des projets à vocation sociale. Pourtant il ne s’agit pas là d’une compétition ou d’une mise en concurrence des inégalités mais au contraire, de la possibilité de trouver un fil conducteur qui les relie. Chacun de nous porte alternativement une casquette de privilégié ou de victime d’injustice sociale. Le concept d’intersectionnalité aide à comprendre comment ces conditions se superposent et limitent ou favorisent le chemin des uns et des autres. Car malgré l’adage dont nous berce la société, parfois, quand on veut, on ne peut pas. Et il est important de reconnaître cet état de faits pour pouvoir ensuite prendre le parti de l’action et de la responsabilité, au niveau personnel et organisationnel.
Pourquoi aborder la question du privilège au sein d’une organisation ?
L’une des caractéristiques de l’injustice systémique, c’est qu’elle se distille sournoisement dans tous les domaines de la vie. La prise de conscience de ces injustices et de sa propre responsabilité dans le maintien des différents rapports de domination nécessite un véritable travail de sensibilisation et de déconstruction au niveau personnel. Sans cette étape désagréable mais nécessaire de déconstruction, ce sujet fait l’objet de beaucoup trop de résistances internes pour pouvoir être adressé sereinement, alors qu’il devrait se situer au cœur de la stratégie de positionnement et de développement d’une organisation. D’autant plus lorsque le projet de la structure a une vocation sociale dans laquelle il serait dommage de perpétuer un système d’inégalités.
Une question indispensable dans les projets à impact social
Pourquoi est-il d’autant plus important d’aborder ce sujet dans les projets à vocation sociale ? Le secteur de l’économie sociale et solidaire est à priori animé par des individus qui souhaitent agir pour lutter contre les injustices sociales. Pourtant, j’ai remarqué que le sujet est parfois difficile à mettre sur la table du fait des résistances individuelles, des mécanismes qui se mettent en œuvre lorsque l’on se sent offensé d’être considéré comme privilégié sous quelque forme que ce soit. Dans le visuel ci-dessous réalisé par Hélène Pouille pour synthétiser le propos de Reni Eddo-Loge dans “Le racisme est un problème de blancs”, les questions autour du privilège sont souvent perçues comme un affront personnel par des personnes pétries de bonnes intentions (je parle du processus en connaissance de cause, l’ayant expérimenté moi-même sous différentes formes) qui se sentent personnellement blessées voire accusées. Le mécanisme de défense personnelle consistant à démontrer que l’on n’est pas raciste ou pas privilégié, prend alors le pas sur la simple reconnaissance d’une réalité structurelle : le système dans lequel nous vivons favorise certaines personnes, et fait obstacle à d’autres.
Or les projets à impact social peuvent reproduire de manière plus ou moins consciente, certaines injustices systémiques qu’ils dénoncent.
Des questions pour guider les réflexions :
- Est-ce que j’ai déjà eu l’impression au cours de ma vie, d’être limité à cause de l’une de mes conditions que je n’ai pourtant pas choisie ?
- Est-ce que certaines personnes peuvent ressentir cela au sein de mon organisation ?
- Est-ce que mon organisation a pour vocation d’aider les autres ?
- Est-il plus valorisant d’être la personne “aidée” ou la personne “aidante” ?
- La communication de mon organisation se base-t-elle sur des témoignages de bénéficiaires moins favorisés exprimant de la gratitude pour tout ce que mon organisation leur a apporté ?
- La gouvernance de mon organisation est-elle représentative de la diversité de la société ?
- Est-ce que la thématique de l’inclusion est envisagée uniquement sous le prisme du handicap ?
- Etc.
Ressources pour aller plus loin
Lectures :
Robin Di Angelo, Fragilité Blanche, ce racisme que les blancs ne voient pas
Vidéos :
Mon amie Mimi
Podcasts:
L’entreprise, ce monde d’hommes
Blanc comme neige, épisode 1, Etre blanc ou le privilège de l’ignorance
Blanc comme neige, épisode 3, Le raciste en moi
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